Le marketing d’influence constitue un levier puissant pour les utilisateurs des réseaux sociaux. Devenir influenceur est même devenu un objectif de vie pour certains. Mais sous cette facette clinquante se cachent parfois des dérives… Entre autres, la création d’une double identité et la dépendance à l’engagement ! Mathieu Flaig, Directeur Général chez SYSK, revient plus en détail sur ces sujets au sein de cette tribune.
Les dessous de l’influence : double identité et addiction à l’engagement
Alors que les influenceurs sont désormais le centre de toutes les attentions, je voulais analyser ces derniers sous le prisme de mon expérience et de ce que j’ai pu lire et observer.
Il y a 10 ans, je devenais “blogueur”. Initialement lu par quelques-uns de mes amis, je me pris peu à peu au jeu et je finis par écrire 2 à 3 articles par jour, en plus de mon métier de publicitaire de l’époque. À force de travail, d’autres personnes vinrent me lire, jusqu’à attirer au plus fort de mon activité quelque 400 000 lecteurs mensuels.
La double identité chez les influenceurs
De 2009 à 2010, une première chose m’a marqué. Je bloguais sous pseudonyme, avec un avatar, et je me voulais “anonyme” (certains ont pu me démontrer au fil du temps que c’était faux). Il y avait ainsi deux personnes : Mathieu Flaig, chef de publicité qui ne connaissait quasi aucun résultat sur Google (par choix), et Mathieu Flex, aka le Publigeekaire, qui multipliait les relais, les articles, les partages. Attirant l’attention de marques et d’agences, j’ai commencé à être invité à des événements. Sauf que ce n’était pas Mathieu Flaig, mais bien Mathieu Flex que les gens invitaient. En début 2011, cette situation a commencé à me déranger profondément, et j’ai décidé de faire mon “coming-out” en arrivant dans ma nouvelle agence, We Are Social. Néanmoins, le fait d’assumer pleinement mon identité en ligne ne signifie pas que la personne que je suis au quotidien est exactement la même que celle que s’imaginent parfois les lecteurs.
Ce sujet de double identité touche ainsi de nombreux influenceurs, car la vision que l’on souhaite donner est rarement en adéquation avec la réalité. On peut comparer cette situation à celle qui touchait avant Internet exclusivement les stars ou célébrités : ces dernières étant vues par le biais de médias, de rôles, dans un contexte précis. Elles finissent par être connues des gens, mais uniquement pour ce qu’elles acceptent de montrer. Il existe alors deux personnes, la vraie et la publique.
Cette logique de double identité m’a particulièrement marqué en lisant le récent livre d’Emery Doligé, T’ar ta gueule à la récré – Confessions d’un influenceur. À l’époque où je suis arrivé dans le milieu des blogs, Emery Doligé se faisait connaître sous le pseudonyme “Mry”. Il planait quelque chose de sulfureux chez ce dernier, comme le montre la description qu’en fait lui-même son auteur.
“Mry apparaissait comme un jouisseur, un Dandy, une dilettante. Il aimait les femmes, il aimait faire bonne chère, il aimait les plaisirs et les voyages de toutes sortes, il était de droite, plutôt libéral, favorable aux transformations sociales de la société. Il était éminemment masculin. Je collais à cette image parfaitement travaillée en soignant mes apparences dans les réunions bloguesques. […] Je voulais rester un mystère”.
Et effectivement, sa vraie personnalité semble être restée un mystère pour beaucoup de personnes. De mon côté, j’étais curieux du personnage, tout en restant sur mes gardes. Il avait en effet pris l’habitude d’afficher des personnes qui lui écrivaient, par amusement, quitte à les blesser.
“Toujours dans l’idée de montrer une dérive insupportable, je collais dans le titre de la note le prénom et le nom de la personne qui m’avait envoyé le mail, et parfois le nom de son entreprise. Du fait du très bon référencement de mon blog dans les moteurs de recherche, la e-réputation de l’envoyer était entachée dans la première page Google d’une note peu aimable à son endroit”.
Travaillant à l’époque en agence Social Media, j’ai vu plusieurs fois ce procédé en action. Un procédé qui angoissait d’ailleurs pas mal de chefs de projet et de responsables presse. Tout comme j’ai entendu un nombre important d’histoires du blogueur Mry qui enchaînait les conquêtes de blogueuses, d’Mry qui aurait fait tel ou tel méfait… Mry était un personnage qu’on pouvait difficilement ignorer, mais il était devenu compliqué de démêler le vrai du faux. Dans son livre, Emery Doligé a d’ailleurs tenté d’éclaircir de nombreuses choses à ce sujet.
Au fil du temps, j’ai croisé plusieurs de ses amis, qui m’ont justement expliqué qu’il y avait 2 individus : Emery Doligé, sympathique et avenant, et Mry, l’horrible et dangereux personnage en ligne. Pour avoir également déjeuné avec Emery Doligé plusieurs fois, j’avoue avoir perçu ces différences profondes. Mais pour ceux qui ont subi son courroux et ses clashs assassins, il y a fort à parier qu’aucune différence ne soit faite entre Emery et Mry. Quand le premier se déclare féministe dans son livre, de nombreuses femmes blogueuses de l’époque disent ne pas le séparer des comportements du second. Quand le premier est sympathique et avenant, le deuxième aura généré de la haine de la part de beaucoup de personnes.
Emery Doligé finira par fermer son blog début 2015, car comme il le dit : “Mon personnage d’Mry m’avait trop étouffé. Je confondais virtuel et réel”. Il nettoiera aussi son compte Twitter de quelque 70 000 tweets et enterrera définitivement son personnage.
À noter qu’il ne faudrait néanmoins pas réduire le livre d’Emery Doligé à ce focus de ma part. Son livre raconte une époque, celui des blogs et du web 2.0. Il propose une vision lucide, et souvent juste, du monde digital tel que je l’ai vécu et de son évolution. On y retrouve la vision d’Emery Doligé sur son personnage Mry, puisqu’il joue en grande partie cartes sur table. Un livre à découvrir donc, quoi qu’on pense du personnage.
Cette situation spécifique est, à mon sens, symptomatique de ce qui touche aujourd’hui les influenceurs ; l’enjeu, tout comme pour Mry à l’époque, est d’être vu, lu, liké, partagé, commenté… Pour cela, il faut paraître sympathique, drôle, cynique, méchant, intéressant… Il faut ainsi générer de l’émotion, tout en restant souvent derrière son écran, quitte à développer un personnage que l’on n’est pas vraiment.
Consommant YouTube assez intensivement depuis environ 2 ans, je vois régulièrement des créateurs avouer à demi-mot “en réalité, je suis timide”, “les gens me demandent des blagues dans la rue, mais je ne suis pas drôle sur commande”, “il en fait des caisses, mais c’est un garçon très calme au quotidien”… Cette double identité développe à mon sens un terrain favorable à l’épuisement des influenceurs, tout comme le deuxième sujet que j’aimerais aborder, à savoir celui de l’addiction.
L’addiction à l’engagement chez les influenceurs
En 2019, le sujet de l’addiction aux réseaux sociaux a fortement transpiré dans les médias. Ainsi, Instagram et Facebook travaillent à la disparition des likes, notamment pour protéger les plus jeunes. Jack Dorsey, CEO de Twitter, regrette la mise en avant des compteurs d’engagement et d’abonnés sur sa plateforme… Mais tous les articles sur le sujet se concentrent surtout sur le grand public.
Quand on parle d’influenceurs, le niveau d’engagement, et donc d’addiction, est encore plus fort. Et ce, d’autant plus qu’on souhaite en faire son activité principale.
Il y a 10 ans, un de mes amis blogueurs (@p8perplane) me disait : “Les likes, c’est la drogue du blogueur”. Emery Doligé évoque d’ailleurs aussi cette dépendance dans son livre. 10 ans après, c’est encore plus une réalité. Récemment, je regardais une vidéo où Mastu (YouTubeur) partageait son obsession, jusqu’à peu, pour l’engagement ou pour ses milliers de commentaires qu’il lisait un par un.
“J’étais tout le temps sur Twitter, Instagram, je regardais constamment. Je passais 3 h après la sortie de ma vidéo à lire les réactions à mes vidéos”, explique alors Mastu.
Ce type de comportement a développé un terrain propice au burn-out entre pression des chiffres, pression de la célébrité soudaine, double personnalité, rythme soutenu, tyrannie du cool sur des réseaux comme Instagram… Cet article de 2018 compilant de nombreux témoignages le montre assez bien : “Depuis que j’ai commencé YouTube, il n’y a pas un seul voyage pro ou perso, aucune vacance où je ne stresse pas à l’idée de manquer de plans pour mes vidéos, de posts pour Instagram ou de ne pas en montrer assez sur Snapchat…”. Le plus puissant YouTubeur, Pewdiepie, s’est lui aussi dit “très fatigué” et a pris ses distances avec la plateforme.
Une porte-parole de YouTube a depuis déclaré que la société (YouTube) encourage ses créateurs à réaliser leurs vidéos de manière saine et viable, et à comprendre que “s’ils ont besoin d’une pause, leur public sera sur YouTube à leur retour”. Pourtant, les YouTubeurs disent avoir peur de prendre des congés, par crainte que cela nuise à la mise en valeur de leurs vidéos sur le site, qui utilise un algorithme pour déterminer celles à recommander. Bien que l’algorithme soit un mystère, beaucoup d’influenceurs assurent qu’il récompense les comptes qui postent fréquemment avec plus de pages vues.
La vie digitale est un théâtre où les “influenceurs” et les “suiveurs” cultivent l’art du paraître, de la détente, de moments chocs, mais également de vérités, d’alertes…
En bref
Pour ceux qui ont déjà frôlé le burn-out digital, la période de difficulté est souvent suivie par une prise de recul. On se détache peu à peu de ce qui nous a fait souffrir (trop de travail, trop de pression, trop de connexion, trop de dissociation), même si en faisant cela, on sait qu’on laisse un peu plus de place à de nouvelles personnes, aussi motivées et aveugles que nous l’étions, et à qui je souhaite de ne pas exploser en vol.
Mais on gagne aussi en maturité et probablement en intérêt pour ceux qui sont curieux de ce que l’on a encore à proposer.
Par Mathieu Flaig, Directeur Général chez SYSK, à retrouver sur Twitter et LinkedIn.